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Le droit est toujours politique

Teagan Markin parle de la nature politique du droit, de la manière de remettre en cause nos institutions et de la liberté d'expression.

Teagan Markin, BLG LLP
Teagan Markin, recently awarded the CBA’s Viscount Bennett Fellowship

ABC National a rencontré Teagan Markin, avocate adjointe au cabinet Borden Ladner Gervais à Toronto et récente récipiendaire de la bourse Vicomte-Bennett décernée par l’ABC. Cette bourse l’aidera à poursuivre ses études universitaires cet automne à Harvard, où ses travaux porteront sur les principes de droit constitutionnel progressistes qui étayent d’importants objectifs collectifs tels que l’égalité fondamentale, la liberté d’expression et la protection de la santé publique.

ABC National : Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser au droit constitutionnel?

Teagan Markin : C’est lors de mon baccalauréat en études environnementales : étudier les solutions juridiques à un problème collectif pour savoir comment gérer nos ressources limitées et atteindre la durabilité m’a amenée à m’inscrire en droit à l’Université Dalhousie, où j’ai suivi pendant ma première année un cours de droit public. Nous avons étudié l’article 15 de la Charte, le processus législatif, et ce qui régit nos relations avec autrui et avec le gouvernement. J’ai eu l’impression qu’on me remettait la clé du monde. C’est aussi à ce moment que je me suis intéressée aux questions de justice sociale. J’ai participé très activement aux activités de la Dalhousie Feminist Legal Association. La découverte de la justice sociale en même temps que la manière dont le monde est régi au moyen des lois, des principes et de la doctrine m’a incitée à me spécialiser en droit constitutionnel.

N. : Vous avez dit que votre objectif en tant qu’universitaire est d’accepter la nature politique du droit. Cela pourrait en choquer certains. Comment percevez-vous la relation entre les normes juridiques et nos valeurs sociales et politiques?

T.M. : Il est intéressant de constater que certains pensent que le droit peut se résumer à un ensemble de principes juridiques neutres à appliquer sans tenir compte des valeurs. D’après mon expérience, ce n’est pas le cas. Je ne peux pas imaginer un seul avocat se présenter devant un tribunal sans envisager les considérations d’équité de son dossier et la façon de montrer que la justice est favorable à son client. Loin d’une simple fin en soi, le droit a toujours été un moyen de parvenir à une fin, et cette fin, c’est de décider comment trancher les litiges de manière équitable. J’ai toujours considéré le droit comme ce qui détermine ce à quoi on a accès et les droits qu’on a. Il se construit sur de nombreuses valeurs, et les tribunaux me donneront raison sur ce point. Les arguments de politique publique ont beaucoup de poids dans les analyses juridiques, et pas qu’à la Cour suprême du Canada, mais à tous les paliers du système judiciaire. Je ne dis pas que les juges devraient rendre des décisions purement partisanes fondées uniquement sur une nécessité de résultat. Mais je suis convaincue qu’il faut nous donner la possibilité d’élaborer des lois et principes plus progressistes tout en conservant, comme valeurs importantes d’une démocratie, le raisonnement juridique, la certitude et une prise de décision judiciaire adéquate.

N. : N’empêche que nous nous en remettons au droit pour assurer la stabilité de la manière dont la société se régit. Existe-t-il une certaine incompatibilité avec le fait de vouloir faire avancer des idéaux progressistes par l’entremise des tribunaux?

T.M. : Je m’insurge quelque peu contre l’idée qu’une réforme juridique progressiste est nécessairement activiste et teintée d’idéologie, mais pas les points de vue plus conservateurs. C’est un argument fallacieux, car le droit est toujours politique et, dans une certaine mesure, activiste. Ce que nous devons considérer sous un angle plus vaste, c’est la manière dont un juge applique les valeurs et la manière dont on devrait envisager ces valeurs dans le contexte de la prise de décisions juridiques.

N. : Vous avez également dit que nous vivions à une époque où les relations entre les particuliers et l’État font l’objet d’une restructuration sur les plans individuel, national et international. Qu’entendez-vous par là?

T.M. : Nous sommes en pleine transition. En tant que société, nous commençons à comprendre que si un grand nombre de nos systèmes et institutions traitent certaines personnes injustement, ce n’est pas que pour des motifs discriminatoires; c’est aussi en raison de leur iniquité intrinsèque. Ces structures juridiques perpétuent les inégalités parce que dans une certaine mesure, c’est leur raison d’être, à savoir arriver à un certain état des choses en mettant à l’écart beaucoup de personnes marginalisées. Par conséquent, nombre de mouvements nés dans les dernières années marquent un tournant décisif en matière d’égalité. Ainsi, les mouvements « Moi aussi », « Occupy Wall Street » et, l’an dernier, « Black Lives Matter » ont suscité des manifestations mondiales. Ils ont tous aidé les gens à reconnaître que certains groupes ne sont pas traités sur un pied d’égalité parce que nos systèmes ne sont pas conçus pour répondre à leurs besoins et les considérer comme véritablement égaux.

N. : Comment ces mouvements diffèrent-ils des mouvements féministes et de défense des droits civils passés?

T.M. : Ces mouvements cherchaient à faire reconnaître officiellement l’égalité, soit le droit d’être traité tout comme les membres de la classe dirigeante, et étaient fondés sur l’idée que tous devraient avoir les mêmes chances. C’est encore d’actualité, mais il existe un plus vaste débat sur l’inégalité structurelle et les changements structurels qui sont nécessaires. C’est un défi de taille, car lorsque vous affirmez que les institutions et les structures sont cousues d’inégalités, vous ne pouvez pas avoir recours à une simple analyse des droits individuels. Il faut chercher plus loin et être prêt à faire bouger les rouages qui régissent notre société.

N. : Comment pouvons-nous changer les institutions?

T.M. : Très bonne question, qui va nous occuper encore pendant des années. Il faudra aborder le problème sous de nombreux angles. On n’aurait pu parvenir là où nous en sommes aujourd’hui sans organisations citoyennes, sans manifestations dans les rues, sans mouvements communautaires. En ma qualité d’avocate et d’universitaire, je pense qu’il faut maintenant prendre le relais de ce mouvement social sur la scène juridique et s’assurer que l’élan et l’envie de changement ne sont pas complètement étouffés par ceux qui disent « Le système est comme ceci, le droit dit cela, et on ne peut vraiment rien y faire ». Le changement peut certes être concrétisé par la législation, mais également par le réexamen de nos principes constitutionnels – en s’assurant d’être prêt à remettre ceux-ci en question et à les écarter, au besoin, pour laisser place à cette conversation.

N. : Nombreux sont ceux, de nos jours, qui se préoccupent de l’état de nos institutions, de leur pertinence et de leur capacité à garantir la stabilité. Risque-t-on de jeter le bébé avec l’eau du bain?

T.M. : Je conviens que les institutions sont importantes. Tout notre système de gouvernance repose sur l’idée de chercher à vivre en paix et à tenir compte de la diversité des idées et des opinions. Les institutions sont très importantes en ce qui concerne la bonne gouvernance et la protection contre la tyrannie. Je ne me risquerais pas à promouvoir leur démantèlement généralisé. Cependant, nous devons faire preuve d’esprit critique concernant les fonctions pour lesquelles elles ont été conçues. La raison d’être de sa création est-elle valable, et l’institution y satisfait-elle ou doit-elle être démantelée ou refondue?

N. : Un autre casse-tête est la question de la délimitation de la liberté d’expression, plus spécifiquement de nos jours sous la forme du débat autour du nouveau projet de loi sur la radiodiffusion, et les concepts de censure et de réglementation de la liberté d’expression des institutions privées versus celles publiques. Selon vous, à quoi cette conversation pourrait-elle aboutir?

T.M. : La division entre la liberté d’expression publique et privée est une question d’importance majeure qu’il va bien falloir régler tôt ou tard. Même si le projet de loi sur la radiodiffusion porte, au fond, sur le contenu canadien et les obligations imposées aux radiodiffuseurs, de gros enjeux reposent sur la question de savoir s’il s’agit d’une réglementation gouvernementale directe ou indirecte de la liberté d’expression sur ces plateformes de médias sociaux. En revanche, l’absence de réglementation gouvernementale n’est pas non plus un régime particulièrement merveilleux, car les plateformes utilisées par la plupart des gens pour exercer leur droit à la liberté d’expression ne sont véritablement assujetties à aucune exigence en la matière. On constate que lorsque quelqu’un se voit interdire l’utilisation de la plateforme et s’en plaint, tout le monde répond que « ce n’est pas Facebook qui vous doit le droit à la liberté d’expression, c’est l’État et lui seul ». Il me semble que les sociétés qui gèrent les médias sociaux ont intérêt à ce que la question soit réglée dès que possible, car elles ont du mal à s’assurer que leurs plateformes commerciales conçues pour produire un revenu publicitaire comportent des politiques justes et respectent la liberté d’expression.

N. : Comment devrions-nous envisager l’égalité à l’aube des défis que nous réserve l’après-pandémie?

T.M. : Oui. Nous ne pouvons pas continuer à faire ce qu’on a toujours fait et à appliquer les lois comme si elles n’avaient pas été conçues dans un contexte particulier et pour une raison particulière. Je pense aussi que la pandémie constitue une étude de cas très intéressante à cet égard et va devenir une sorte d’événement propice à la radicalisation. En tant que jeune féministe, je pensais que nous nous battions simplement contre des principes venus du fond des âges, et que la raison pour laquelle les femmes ne progressent pas aussi loin dans leur carrière et ne participent pas autant à la vie sociale et politique que les hommes était que tout un chacun s’efforce encore de se mettre à la page. Pourtant, la pandémie est arrivée et nous a précipités dans le cercle vicieux de la répétition des inégalités et préjugés venus du passé. Tout d’abord, le fardeau du travail ménager et des soins à prodiguer aux enfants est immédiatement retombé sur les épaules des femmes, qui ont dû quitter leur emploi en grand nombre. En outre, la classe ouvrière a été laissée pour compte. On voyait ça comme « bah ouais, ils sont là et ils sont essentiels, ils vont aller travailler… bon, comment protéger tous les autres? ». Il était inquiétant de constater que, mis devant un problème et sachant que notre système comporte des inégalités, nous avons choisi de le régler au moyen de ce même système qui est à la source d’inégalités. C’est la raison pour laquelle nous devons accepter la nature politique du droit et agir en conséquence : tant que nous ne le ferons pas, nous ne ferons que perpétuer ces inégalités dont la plupart des gens conviendraient de bon cœur qu’elles n’ont pas leur place dans notre système juridique.