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L’année 2021 à la Cour suprême du Canada

ABC National s’est entretenu avec Nadia Effendi, associée chez BLG, pour discuter des répercussions de la pandémie sur la Cour suprême du Canada, de ce que nous réserve 2021 et du prochain poste vacant à la plus haute instance du pays.

Nadia Effendi, associée chez BLG

ABC National : Avec la pandémie, ce fut une étrange année pour tout le monde. Qu’est-ce qui a été le plus marquant selon vous?

Nadia Effendi : Ce qu’on retiendra surtout de l’année 2020, ce sont les répercussions de la COVID. Les audiences de mars à mai ont d’abord été repoussées quand la pandémie a frappé. La cour s’est cependant très vite adaptée. Elle a entendu quatre causes en juin sur Zoom, puis elle en a entendu certaines en personne et d’autres sur Zoom en septembre. Elle est ensuite revenue à Zoom pour le reste de l’automne. Je crois donc que, malgré tout, les choses ont relativement bien fonctionné. Il demeure qu’en raison des circonstances, moins de causes ont certainement été entendues. Pourtant, j’ai l’impression que même en dehors de la pandémie, moins de causes ont obtenu l’autorisation d’appel. Regardons janvier : cinq causes sont prévues; quatre autres en février et puis huit en mars. En mars, la cour siège pendant deux semaines, mais en janvier et février, elle ne siège qu’une semaine. En temps normal, elle siégeait deux semaines par mois.

N : Qu’est-ce qui explique cette baisse de volume?

N.E. : Je n’en suis pas certaine. Peut-être que la cour estime que certaines de ces causes doivent d’abord passer par les diverses cours d’appel. Qui sait? C’est difficile pour moi d’émettre une hypothèse.

N : Voilà trois ans que le juge Wagner est juge en chef. Quelles sont vos impressions générales sur sa magistrature?

N.E. : Il est encore difficile de relever une tendance spécifique. Toutefois, on voit clairement que le juge en chef veut rendre la cour plus accessible. C’est un énorme pas en avant pour le public. Il y a 20 ou 30 ans, si on avait demandé à quelqu’un dans la rue ce que faisait la Cour suprême, personne n’aurait pu répondre. Wagner essaie de changer ça, par exemple, en publiant des résumés plus accessibles des causes entendues et des décisions, et en gardant la cour active sur les médias sociaux. Il est également visible et parle publiquement de la Cour suprême. En matière de droit de fond, pendant un temps, nous avons vu moins de décisions unanimes. La situation a changé un peu. Il y a certainement encore de grandes décisions avec deux ou trois ensembles de motifs, mais nous avons aussi vu des décisions unanimes – certaines même rendues séance tenante [rire]. C’est donc encore difficile d’avoir une idée claire de l’orientation que prend la cour, du moins du point de vue du droit de fond.

N : Certains se sont dits réticents à ce que des décisions soient rendues séance tenante. Devrait-on s’en inquiéter, ou y a-t-il une raison derrière autant de décisions rendues de cette façon?

N.E. : On peut difficilement attribuer une seule raison à cette tendance. Auparavant, les décisions rendues séances tenantes se faisaient dans un contexte criminel où la cause était de plein droit. Dans ces cas, les gens ne s’en souciaient pas vraiment : « C’était de plein droit, alors peut-être qu’il n’y avait pas de problème après tout. » Dernièrement, la critique émanait surtout des causes qui avaient reçu une autorisation d’appel. C’est possible qu’une fois que la cour examine la loi et le dossier en entier, elle se rende compte que ce qu’elle pensait être un conflit ne l’était pas vraiment et que la cause soit aisément rejetée. Seulement en 2020, si mes calculs sont exacts, la cour a rendu sa décision séance tenante 15 fois sur environ 45 causes entendues. La question est donc : pourquoi autorise-t-elle l’appel si elle pense que la cause est d’une importance nationale et qu’elle mérite d’être entendue pour ensuite la rejeter en quelques lignes? Ce qui me dérange le plus, c’est d’avoir à expliquer aux clients et aux parties non pas qu’ils ont perdu, mais que la cour n’a pas estimé utile de fournir des motifs détaillés. Comme vous le savez, les parties investissent beaucoup d’efforts et de ressources pour amener leur cause devant la Cour suprême; si l’appel est autorisé, on en comprend qu’il y a quelque chose à débattre. Les parties veulent donc pouvoir se présenter devant la cour et sentir qu’on les écoute.

: Pour l’année qui s’annonce, quelles sont les décisions que vous surveillez?

N.E. : Évidemment, il y a les trois causes issues de l’Ontario, la Saskatchewan et l’Alberta qui sont liées à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Elles ont été entendues en septembre, et il y a eu plus de 25 intervenants. Une autre cause intéressante qui a été entendue le [mois] dernier, c’est Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada c. Aga. On s’attend à ce que la cour clarifie l’étendue de sa compétence sur les organisations religieuses. L’affaire entourant la succession de [Barry] Sherman a aussi été très suivie étant donné les personnes impliquées. L’enjeu concerne l’équilibre entre la vie privée et le principe de la nature publique des audiences. Il y a eu également Southwind c. Canada, une importante affaire autochtone entendue le mois [dernier] qui a sollicité plus de 20 intervenants. Dans ce cas-ci, on a demandé à la cour de se pencher sur le principe d’indemnisation équitable et les principes juridiques s’appliquant aux relations entre la Couronne et les Autochtones. C’est une cause intéressante puisque généralement, on demande à la cour de déterminer s’il y a eu un manquement à l’obligation fiduciaire. Ce n’est pas le cas ici. C’est une cause très concrète sur les principes d’indemnisation équitable; les gens qui pratiquent dans ce domaine s’y intéresseront. Il y a beaucoup d’autres dossiers, mais ce sont ceux que je suis de près actuellement.

: Quelles sont les prochaines audiences à surveiller pour la communauté juridique?

N.E. : Il y a un bon nombre de dossiers intéressants qui traitent de différents sujets comme la Constitution, la responsabilité civile délictuelle, le travail et les affaires criminelles. Parmi ceux d’intérêt pour le public, il y a la cause Cité de Toronto c. Procureur général de l’Ontario qui émane d’une nouvelle loi du gouvernement Ford pour diminuer le nombre de quartiers à Toronto. On demande à la cour d’examiner l’article 2b) de la Charte concernant l’expression électorale; ce n’est pas quelque chose qu’elle étudie souvent. La cause sera entendue en mars. L’appel de [l’humoriste] Mike Ward est une autre cause intéressante. On demande à la cour de déterminer si les commentaires de ce dernier étaient discriminatoires, et s’ils sont protégés par la liberté d’expression. Mais surtout, on lui demande de peser les droits garantis par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et les protections garanties par la Charte, et, s’il y’a un conflit, de déterminer comment interpréter le tout. Mis à part les causes constitutionnelles, la cour entendra en janvier une cause de droit de la responsabilité civile, ce qui est assez rare. Il s’agit de la cause Armstrong c. Ward; elle sera intéressante pour ceux qui exercent dans le domaine de la négligence médicale. La cour examinera les décisions des juges de procès à la lumière de la norme de diligence et de la norme de contrôle. Puis, en février, la cour entendra la cause Northern Regional Health Authority c. Linda Horrocks, issue du domaine du travail. Plus précisément, elle porte sur la frontière entre les compétences de tribunaux spécialisés concurrents; dans ce cas-ci, le Tribunal des droits de la personne et la compétence des arbitres du travail. Parmi les dossiers pour lesquels nous n’avons pas encore de dates, nous avons la cause H.M.B. Holdings Limited c. Attorney General of Antigua and Barbuda qui traite du droit international privé et de l’application des jugements rendus à l’étranger. Il y a aussi l’affaire Bradfield c. Royal Sun Alliance en provenance de la Colombie-Britannique. Celle-ci traite du test à appliquer à l’échelle nationale pour savoir comment appliquer les renonciations et préclusions dans les litiges d’assurance.

: Que surveillez-vous d’autre?

N.E. : Il y aura certaines modifications aux règles de la Cour suprême, qui devraient entrer en vigueur d’ici la fin janvier. Celle qui intéressera sans doute la communauté juridique, c’est l’obligation pour les parties d’engager un mandataire une fois l’appel autorisé. Ce ne sera plus obligatoire, mais les parties garderont quand même le droit de le faire. Comme j’agis en tant que mandataire sur les dossiers, je ne suis pas vraiment neutre. Je comprends que la justice doit être accessible, mais je dirais que ça vaut la peine d’avoir un mandataire. Nous avons affaire avec la Cour suprême à longueur de journée. Nous connaissons donc toutes ses pratiques et pouvons facilement conseiller et aiguiller les clients à ce sujet et leur fournir des exemples. Nous surveillons également tout ce qui touche la Cour suprême et pouvons donc aider les parties à préparer leurs documents. Autrement, la juge [Rosalie] Abella prendra sa retraite en 2021. Elle célébrera son anniversaire le 1er juillet, donc j’imagine qu’elle prendra sa retraite par la même occasion, mais elle peut encore agir comme juge pendant six mois après sa retraite. Il faut donc s’attendre à ce qu’elle rende des décisions jusqu’à la fin de l’année. Pour ce qui est de la personne qui la remplacera, on exerce des pressions pour que la Cour suprême soit représentative de la communauté dans son ensemble. Je soupçonne que le ministre de la Justice et le premier ministre prendront cela en compte. Il y a aussi un débat sur la nécessité de nommer des juges bilingues à la Cour suprême. C’est quelque chose d’autre qu’ils devront prendre en considération.

Cette entrevue a été abrégée aux fins de publication.