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Ce que nous réserve l’après-crise

La fermeture des tribunaux est temporaire, mais il faut s’attendre à un changement plus permanent pour les petits cabinets.

A tiny businessman holds on to a giant orange life buoy
iStock

Selon la sagesse populaire, la marée montante remet tous les bateaux à flot, parfois pas tous en même temps, et quand la mer se retire, certains s’échouent avant les autres.

L’économie s’est effondrée. Le taux de chômage se situe à 7,8 %. Le Canada a perdu un million d’emplois rien qu’en mars. Les mesures de lutte contre la pandémie ayant pour objet de sauver des vies et d’empêcher l’effondrement du système de santé accroissent l’écart entre les mieux nantis et les autres, entre les personnes qui ont encore un emploi et celles dont ce n’est pas le cas, entre les gens qui peuvent travailler à distance et ceux qui courent le risque d’exposition au virus pour fournir les services dits essentiels.

Un clivage similaire est en train d’apparaître au sein de la communauté juridique. Certains cabinets comme ceux qui se spécialisent en droit des sociétés ou immobilier sont peu touchés par la pandémie et fonctionnement presque normalement. Certains signalent même tirer de nouveaux débouchés de la pandémie elle-même.

« Profitant de la situation, certains de mes clients tentent leurs chances dans de nouvelles directions », a dit Chadwick R. Boyd, un juriste exerçant seul spécialisé en droit des sociétés et commercial et en planification des successions. « L’un de mes clients est en train d’ouvrir une nouvelle entreprise d’importation de matériel médical de la Chine. J’en ai un autre qui se lance dans le commerce électronique. »

D’autres cabinets, plus particulièrement ceux qui dépendent de l’accès aux tribunaux ne sont pas en aussi bonne posture. Spécialement vulnérables sont les juristes qui exercent seuls ou en petit cabinet et tirent leurs revenus, en tout ou en partie, de leurs travaux auprès des tribunaux. « J’essaie de me débrouiller, de faire d’autres travaux », a dit Taayo Simmonds, avocat qui exerce seul le droit des affaires et des successions à Ottawa. « Mais les comparutions devant les tribunaux constituent la plus grande partie de mon travail quotidien.

» J’employais une personne, que j’ai dû licencier. J’estime que mes revenus ont diminué de 40 % en un mois. J’ai réussi à obtenir un peu de travail, mais manifestement pas suffisamment pour couvrir mon manque à gagner. Licencier mon personnel n’avait jamais été une option envisageable. »

Michael Spratt a déclaré que son petit cabinet spécialisé en droit pénal prévoit une diminution des revenus de l’ordre de 80 % si les tribunaux demeurent fermés pendant trois mois ou davantage. Son cabinet est prêt à y faire face, a-t-il ajouté. « C’est un cabinet qui fonctionne avec le strict minimum. Les salaires et les loyers sont des coûts fixes. Les quatre associés que nous sommes sont aussi des amis, alors nous nous sommes réparti le travail. »

Pourtant, selon lui, la fermeture des tribunaux suscitée par la pandémie pourrait causer d’immenses dommages aux petits cabinets qui dépendent de l’accès aux tribunaux, et cela pourrait se traduire par une réelle pénurie de services juridiques abordables en privant la profession d’avocat de la défense de son noyau central au Canada.

« Cela nuirait gravement à l’administration de la justice », a-t-il dit. « En Ontario, cela s’ajoute aux coupures très récemment imposées au programme d’aide juridique par le gouvernement provincial.  

» Même avant l’arrivée de la pandémie, nous constations qu’un grand nombre d’avocats de la défense quittaient la profession pour entrer dans des postes de fonctionnaire ou autres emplois hors de l’exercice privé. La pandémie ne va qu’aggraver cette tendance. »

À court terme, les juristes se trouvant dans la situation de Me Simmonds peuvent tenter de s’organiser avec d’autres juristes exerçant seuls ou avec d’autres petits cabinets pour partager les dépenses. « J’ai parlé à certains autres juristes exerçant seuls ou à d’autres petits cabinets au sujet de la mise en commun des ressources, du partage du lieu de travail, voire d’une possible association », a-t-il dit. « Nous continuons à payer notre loyer, même si nous travaillons chez nous. Cela pourrait être une bonne idée quoi qu’il en soit. »

Naturellement, à plus long terme, la pandémie a mis en lumière à quel point les tribunaux étaient totalement mal préparés pour fonctionner dans un contexte de restrictions dues à une pandémie. Vous pouvez vous attendre à ce qu’après la pandémie, les gouvernements provinciaux fassent pression pour qu’un plus grand nombre de prestations et services liés aux palais de justice se fassent sous forme numérique ou en ligne.

« En réalité, très rares sont les prestations des tribunaux qui ne peuvent être réalisées en ligne, les affidavits, la signification, le dépôt de document, tout cela peut l’être », a dit Me Simmonds. « J’ai des clients qui attendent depuis trois ans, juste pour passer à l’étape du tribunal. Désormais, ils ne savent même plus combien de temps cela prendra. Cette pandémie sera peut-être la crise par laquelle le changement arrive. »

Toutefois, le changement dans ce contexte pourrait bien ne pas en revenir au statu quo antérieur. Vers la fin du mois dernier, Jordan Furlong, analyste du secteur juridique, a prédit que d’ici la fin de l’année, la plupart des provinces, voire toutes, allaient adopter le modèle du Tribunal de règlement des différends civils (Civil Resolution Tribunal [CRT]) mis en place en Colombie-Britannique.

Le CRT est le premier tribunal en ligne du Canada. Il a commencé à fonctionner en juillet 2016, ayant compétence sur les litiges en matière de copropriété en Colombie-Britannique, avant de traiter également les petites créances. L’an dernier, compétence lui a été octroyée sur la plupart des litiges portant sur les préjudices personnels connexes aux véhicules à moteur.

Le CRT a deux énormes avantages par rapport à la manière dont la plupart des tribunaux fonctionnent actuellement : son utilisation par les personnes qui ne sont pas juristes est relativement facile et peu coûteuse, et il peut fonctionner même lorsque les palais de justice sont fermés. Personne ne semble prôner le recours aux CRT dans le contexte du droit pénal (les juges et les avocats continuent à souhaiter regarder les témoins dans les yeux lors de leur témoignage). Cependant, l’adoption des CRT ailleurs qu’en Colombie-Britannique pourrait se traduire par une diminution du volume de travail de certains petits cabinets.

« Si un plus grand nombre de différends est tranché par les CRT plutôt que par les tribunaux, alors oui, certains cabinets constateront une diminution de leurs travaux facturables », a dit Jordan Furlong. « Je soupçonne qu’à l’issue de cette pandémie, les gouvernements provinciaux ne seront pas d’humeur à recevoir des leçons des avocats quant à la façon dont le modèle des CRT pourrait nuire à la “dignité du tribunal”. »

Ces gouvernements provinciaux devraient en outre envisager la manière dont les CRT peuvent ouvrir l’accès du public au système judiciaire. Selon Shannon Salter, présidente du CRT de la Colombie-Britannique, de nombreux cabinets d’avocats devraient penser à modifier leurs modèles de gestion pour tenir compte des CRT.

« La modernisation du système judiciaire va exiger des avocats et avocates qu’ils repensent leurs modèles de gestion s’ils sont exclusivement fondés sur la connaissance des arcanes d’un système complexe », a-t-elle dit. « Si l’objectif de politique publique est d’améliorer l’accès au système et à la justice, alors les choses changeront et les juristes devront réévaluer ce qu’ils font et la manière dont ils le font. »

» Les gens devraient pouvoir régler leurs propres problèmes dans de nombreuses situations sans nécessairement avoir recours à un avocat moyennant de fortes sommes d’argent. »