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Traverser la crise de santé mentale

Un changement de culture s’impose, et il devra venir du sommet.

Leading to mental health

Alors que la mauvaise santé mentale des juristes atteint des niveaux alarmants, il appartient aux dirigeants des organisations juridiques de créer un environnement qui reconnaît et soutient les personnes souffrant d’anxiété, de dépression, d’épuisement professionnel et de problèmes de dépendance. Il leur faut commencer en ayant des discussions franches et en offrant des options de traitement significatives.

Toutefois, pour y parvenir, un changement de culture s’impose, et ce changement doit venir du sommet, selon George Strathy, ancien juge en chef de l’Ontario. Les responsables doivent comprendre que la santé mentale n’est pas un problème de sensiblerie et de bien-être. Oui, bien sûr, il s’agit d’un problème humain, mais c’est aussi un problème commercial, un problème de productivité, un problème de gestion des ressources. Une bonne santé mentale, tout comme une bonne santé physique, est essentielle au bien-être de chaque organisation et de chacun de ses membres.

Prenant la parole en novembre 2023 à Toronto lors d’une conférence de l’ABC, le juge Strathy a dit que les juristes craignent souvent de parler de la santé mentale en raison de la stigmatisation qui y est associée, redoutant que le fait de dévoiler leurs sentiments et leurs expériences soit perçu comme un signe de faiblesse, d’instabilité ou de manque de fiabilité. « Les juristes chevronnés doivent être honnêtes au sujet de leurs expériences personnelles, bonnes et mauvaises, et partager leurs idées sur la façon de maintenir une bonne santé mentale au sein d’un cabinet qui connaît du succès. »

Trop souvent, les juristes ne cherchent pas l’aide ou l’accommodement dont ils auraient besoin par crainte que cela affecte leurs perspectives au sein du cabinet et la qualité des dossiers qui leur sont confiés. « Cependant, les juristes qui reçoivent des soins de santé mentale obtiennent de meilleurs résultats que ceux dont la maladie n’est pas traitée, jusqu’à ce qu’une dépression grave ou un épuisement professionnel se produisent, souligne M. Strathy. Une bonne santé mentale, tout comme une bonne santé physique, est essentielle au bien-être de chaque organisation et de chacun de ses membres. »

Approche ciblée

Le modèle des heures facturables contribue grandement au stress et à l’anxiété chez les juristes, croit M. Strathy.

« Les juristes courent un risque plus élevé que la population générale d’être confrontés à des défis dans leur carrière et dans leur vie, tout comme des maladies mentales et des dépendances. Malheureusement, les juristes ont moins tendance que les autres professionnels à demander de l’aide par rapport à leurs problèmes de santé mentale, ajoute M. Strathy. Fait plus troublant encore, les membres de notre profession les plus touchés par la maladie mentale comprennent les nouveaux juristes, les femmes et les gens qui éprouvent déjà des sentiments de stress et de non-appartenance, comme les personnes LGBTQT2E+ et les personnes handicapées. »

Les incivilités, les microagressions, l’intimidation, le harcèlement, les commentaires sexistes et racistes, et d’autres comportements offensants se produisent tous les jours dans des cabinets, ce qui fait des dégâts psychologiques considérables. Les dirigeants des cabinets doivent faire clairement comprendre que cela est inacceptable et adopter une politique de tolérance zéro à l’égard de tels comportements. M. Strathy suggère que les cabinets modifient les règles de professionnalisme et de civilité, et qu’ils se dotent d’un code de déontologie.

Il préconise également une meilleure formation des gestionnaires, car beaucoup trop d’entre eux sont nommés sans être formés. En outre, il propose pour tous les nouveaux juristes du mentorat significatif où une attention particulière est accordée aux personnes plus vulnérables.

Il suggère d’interdire toutes les communications inutiles dans les cabinets, y compris les notes de service, les textos, les courriels et les réunions non productives, car tout cela génère du stress et de l’anxiété.

Encore plus important, M. Strathy « protégerait la santé mentale de toutes les personnes qui travaillent dans l’organisation en respectant et en protégeant leur droit à des temps d’arrêt pertinent pour se reposer, pour se remettre et pour récupérer, tout en établissant et en appliquant des limites appropriées pour la conciliation travail-famille. »

Étude nationale sur le bien-être

Selon l’étude nationale sur le mieux-être de 2022 qu’ont financée la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et l’ABC, un juriste canadien sur cinq souffre d’une forme de maladie mentale.

L’étude souligne que 24,1 % des professionnels du droit ont eu des pensées suicidaires depuis qu’ils ont fait leurs premiers pas dans la profession juridique. « Il n’est pas surprenant de constater que plus de 27 % des juristes envisagent de quitter la profession, déclare la chercheuse principale, Nathalie Cadieux, Ph. D., de l’Université de Sherbrooke, qui a dirigé la recherche. Aussi, près de 30 % d’entre eux rêvent d’exercer une autre profession qui répondrait mieux à leurs besoins. »

Le conférencier Doron Gold s’est demandé combien de talents avaient été perdus en raison de la maladie mentale. Le temps passé à recruter des juristes au sein d’un cabinet est « gaspillé parce qu’ils n’ont pas été traités comme des êtres humains et parce qu’ils ont décidé de partir. C’est une perte de talent. » En plus de l’aspect commercial de la rétention des services des juristes et du fait qu’il s’agit simplement de la bonne chose à faire, « c’est une bonne chose pour la profession et pour l’administration de la justice ».

Formation disponible

Les panélistes de la conférence veulent voir un changement de culture, avec des cabinets juridiques et des organisations ouvertes et serviables afin de normaliser les conversations sur la maladie mentale, sans oublier les écoles et les organismes de réglementation. S’assurer régulièrement du bien-être des employés pendant les réunions serait un bon point de départ.

L’ancienne juge de la Cour de justice de l’Ontario Anne-Marie Hourigan appuie fortement l’éducation et la sensibilisation à la santé mentale, disant que les juristes doivent être au diapason de leur santé mentale, mais aussi pouvoir soutenir les collègues de leur cabinet.

Mme Hourigan, qui siège au conseil d’administration de la Commission de la santé mentale du Canada depuis six ans, mentionne que la commission offre L’Esprit au travail pour le secteur juridique, un programme d’éducation et de sensibilisation en santé mentale en milieu de travail dans le contexte de la profession juridique qui vise à changer les comportements, les attitudes et la stigmatisation envers les personnes vivant avec une maladie mentale. Certains cabinets canadiens ont déjà suivi le cours, alors que d’autres fournissent désormais un endroit sûr, avec des ateliers et des discussions sur la santé mentale.

Les personnes aux prises avec une maladie mentale sont souvent confrontées à des préjugés, à de l’ignorance et à des critiques de la part de dirigeants et de collègues lorsqu’elles sont incapables de gérer le stress, de s’occuper de plusieurs tâches à la fois ou de suivre le rythme de travail, affirme Carole Dagher, vice-présidente des affaires juridiques chez la Loblaw Companies Limited à Toronto. « Il existe presque un déni pur et simple des problèmes de maladie mentale, croit-elle. Souvent, les gens qui semblent à première vue être au-dessus de leurs affaires sont, en fait, ceux qui éprouvent des difficultés, probablement parce que c’est une chose invisible par opposition à un trouble plus visible, comme un cancer ou à une jambe cassée. »

De nombreuses grandes organisations canadiennes ont des politiques et des procédures concernant la prise en charge de la maladie mentale, mais le soutien pratique est souvent inexistant, et elles devraient offrir une formation suffisante dans l’ensemble de l’entreprise, ajoute Me Dagher.

Les dirigeants juridiques doivent faire plus que conseiller aux personnes suicidaires d’appeler à un numéro sans frais pour demander de l’aide, déclare Me Dagher. Et quand les responsables se comportent comme s’ils étaient invincibles, « cela dissuade les autres d’être francs et ouverts, et de révéler leur identité authentique au travail. Selon moi, toutes les politiques et procédures ainsi que les numéros sans frais demeureront sans pertinence tant et aussi longtemps que les dirigeants de l’organisation ne font pas preuve d’authenticité dans leur leadership ».