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Une révolution constitutionnelle à venir?

L’ancien ministre et professeur de droit Benoît Pelletier s’attend à d’imposants changements dans l’univers constitutionnel canadien.

Benoit Pelletier

ABC National a convié Benoît Pelletier dans un café d’Ottawa pour dresser un bilan de l’actualité constitutionnelle canadienne dans la dernière année. L’ancien ministre de la Justice et des Affaires intergouvernementales québécois en avait long à dire sur le sujet, mais aussi sur ce qui se dessine quant à l’avenir de la constitution canadienne et son interprétation par les tribunaux. 

Même qu’une « révolution du droit » se dessinerait à l’horizon. 

L’année de la dérogation

La disposition de dérogation a fait l’objet d’une utilisation en vogue au Canada en 2023. Une utilisation qui ne choque pas Benoît Pelletier, et ce, même s’il exprime son désaccord avec le fond des questions sur lesquelles elle a été invoquée.  

« Je ne suis pas toujours d’accord avec l’utilisation de la disposition de dérogation. Mais en même temps, je ne suis pas toujours d’accord avec les jugements rendus par les tribunaux », dit-il. 

Cette année, ce sont les questions d’identité de genre qui ont occupé les gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Saskatchewan. 

Dans la première province, c’est la modification de la Politique 713 qui a provoqué une crise politique au sein même du gouvernement de Blaine Higgs. En vertu des changements annoncés, le personnel scolaire ne peut plus utiliser le prénom ou le pronom préféré des élèves trans et non-binaires de moins de 16 ans sans l’accord des parents. Le premier ministre n’a pas caché son intention de recourir à la disposition de dérogation si cela s’avérait nécessaire. 

En Saskatchewan, le gouvernement de Scott Moe a fait adopter une loi instaurant une politique similaire, en invoquant la disposition d’exception. 

Benoît Pelletier estime-t-il qu’un gouvernement paie effectivement un « prix politique » pour son utilisation, une thèse évoquée lors de l’adoption de la Charte canadienne ? 

« Dans bien des cas [...] on constate que le gouvernement qui l’utilise est plus populaire en raison de cette utilisation que quand il ne l’utilise pas. La thèse du “prix politique” ne se confirme pas dans tous les cas », soutient-il. 

Paradoxalement, l’appui à la Charte canadienne des droits et libertés se maintient et fait consensus à travers le pays. « L’appui est tellement large qu’il s’agit peut-être de la seule question de nature politique à susciter à la fois l’approbation des électeurs de Québec solidaire et celle des partisans de l’United Conservative Party en Alberta », écrivaient notamment les chercheurs Charles Breton et Andrew Parkin dans Le Devoir en 2022. 

Une opinion que partage Benoît Pelletier. « Il n’y a pas du tout d’effritement par rapport à l’appréciation de la Charte. [...] Les gens expriment leur attachement à la Charte. Il y a des sondages là-dessus », soutient l’avocat. 

Environnement tendu ?

Malgré les apparences, Benoît Pelletier constate que les relations entre les provinces et le gouvernement fédéral sont généralement bonnes. 

« Assez étonnamment », ajoute-t-il. 

Car les points d’achoppement entre les deux ordres de gouvernement ont beaucoup porté sur les questions environnementales en 2023. Après une contestation rejetée de la taxe sur le carbone dans l’année précédente, c’est la Loi sur l’évaluation d’impact qui s’est retrouvée dans la mire de l’Alberta. Cette fois, ce sera au tour du gouvernement fédéral de se faire rabrouer par la Cour suprême. 

Benoît Pelletier se montre satisfait de ce dernier arrêt. « Les provinces peuvent aussi légiférer en matière d’environnement. Elles ont des compétences qui ne doivent pas être ignorées. [...] Quand le gouvernement fédéral se fait rabrouer par les tribunaux, c’est qu’il est allé beaucoup trop loin ”, plaide-t-il. 

Benoît Pelletier cite l’exemple de la taxe sur le carbone du gouvernement Trudeau pour démontrer que le gouvernement fédéral a les coudées franches pour agir dans son champ de compétence en matière d’environnement. 

« Non seulement le fédéral a-t-il pu invoquer une compétence en matière d’environnement [et] le caractère national de la lutte aux changements climatiques, mais en plus, il a pu invoquer ses pouvoirs en matière de taxation », avance le juriste. « Les compétences fédérales sont très bien établies. »

Benoît Pelletier ne s’en cache pas : il tient à tout prix à la préservation de l’autonomie des provinces face à l’état fédéral. Pour lui, l’adoption par l’Alberta d’une loi sur sa souveraineté n’est que l’affirmation par la province de ce qui existe. Même chose pour le Saskatchewan First Act.

« Il faut comprendre que la souveraineté est un principe constitutionnel canadien. Les provinces sont souveraines dans leur champ de compétence. Il n’y a rien de révolutionnaire là-dedans. Il faut comprendre que la souveraineté est un principe constitutionnel. [Leur] but est de contrecarrer le trop grand nombre d’interventions fédérales dans les champs de compétence provinciaux » lance-t-il. « Je crains beaucoup une recentralisation du régime fédéral canadien. »

L’ex-ministre en profite pour glisser ce qui paraît comme un vif souvenir dans sa mémoire : celui des grandes conférences constitutionnelles entre le gouvernement fédéral et les provinces dans les années 70 et 80, qu’il évoque avec un plaisir manifeste. « Ça faisait vraiment avancer les dossiers ! » dit-il, sourire en coin.

« Ça mettait toute une pression sur le fédéral ! » ajoute-t-il, déplorant leur disparition du paysage politique canadien. 

Révolution à venir

Pour l’avenir, Benoît Pelletier ne s’attend à rien de moins qu’une « révolution du droit » au Canada. Il s’attarde à deux tendances : l’émergence de la souveraineté des communautés autochtones et une Cour suprême qui s’intéresse lentement mais sûrement à la notion de fédéralisme coopératif. 

« Il y aura une révolution du droit. À titre d’exemple, avec l’autonomie gouvernementale autochtone, la question va se poser à savoir comment concilier cela avec la souveraineté canadienne », avance-t-il. 

À son avis, « on tenait pour acquis le principe de l’exhaustivité du partage des pouvoirs [dans la constitution canadienne]. S’ils ont un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, et si ce droit inhérent leur procure éventuellement des pouvoirs législatifs, on ne pourra pas parler d’exhaustivité du partage des pouvoirs entre le fédéral et les provinces. »

Quant à la question du fédéralisme coopératif, il prend pour exemple les pays qui se sont dotés d’une « charte de loyauté fédérale », qui détermine les comportements souhaités de la part des gouvernements de la fédération. La chercheuse Stéphanie Flizot définit le concept comme un « principe qui exige une coopération loyale mutuelle de tous les membres de la Fédération », en donnant l’exemple allemand. 


« Pour appliquer le fédéralisme, — on sait que le fédéralisme c’est une culture, une ambiance d’ensemble —, on retrouve des chartes comme ça qui disent aux gouvernements comment ils doivent se comporter pour respecter l’esprit fédéral », explique Benoît Pelletier. 

Le Canada n’a pas une telle charte à l’heure actuelle. Ce qui n’empêcherait pas cependant la Cour suprême d’adopter une posture qui pourrait s’inspirer de cette approche, sous l’angle de la protection de la démocratie.

« La Cour suprême parle beaucoup de fédéralisme coopératif, [mais elle] ne donne pas de dents à ce concept-là. Elle en fait un principe souhaitable sur le plan politique, mais pas coercitif sur le plan juridique. Je ne serais pas surpris que dans les prochaines années, la Cour suprême donne du contenu à ce concept, et qu’elle en fasse un principe d’intervention judiciaire », prédit l’avocat. 

Le professeur termine l’entrevue sur un enjeu crucial selon lui, soit la délégation de pouvoir du législatif à l’exécutif dans le système canadien. « Dans certains cas, la délégation de pouvoir du parlement à l’exécutif est tellement vaste et importante, qu’on se trouve empêcher le débat public », se désole Benoît Pelletier. 

« Il est tout à fait possible qu’un jour, la cour déclare qu’une délégation de pouvoir trop vaste va à l’encontre du principe de démocratie », conclut-il.